Gauguin tomba malade au début de 1892 et vomit beaucoup de sang, dit-il. Il fut admis dans l'hôpital ci-dessous, selon toute vraisemblance pour une hépatite ancienne et sérieuse. N'ayant plus un sou, il vendit son fusil à Auguste Goupil, avocat et colon, qui lui prêta le livre de Jacques-Antoine Moerenhout, Voyages aux îles du grand océan. Cet ouvrage copieux et fort documenté relatait les voyages effectués en 1828-30 dans le Pacifique par l'auteur qui avait longuement interrogé d'anciens prêtres de la religion tahitienne, en fonction avant l'arrivée des Européens. Gauguin se plongea dans ce livre qu'il étudia avec beaucoup de soin. Il copia dans un cahier intitulé Ancien Culte Mahorie des pages entières consacrées à la mythologie, à la religion et aux rites tahitiens, et fut bouleversé par cette découverte qui lui inspira des aquarelles d'une originalité et d'une audace qu'il ne retrouvera pas en illustrant plus tard Noa Noa. Il écrivit à Paul Sérusier que son cerveau en "claquait". Mais lors de cette lecture il apprit ou reçut la confirmation des rites cruels de cette religion : infanticide et sacrifices humains. Et il coucha cela de sa propre main comme on peut le lire ci-dessous. Gauguin n'avait donc aucune illusion sur la nature du Tahiti ancien et sa peinture ne peut être l'illustration du mythe d'une société édénique, comme cela a été tant de fois écrit. Ces rites barbares n'avaient aucun secret pour lui, mais il se garda bien d'en parler dans son Noa Noa. Plus tard, il confia à August Strindberg que son Tahiti était à voir plutôt du côté de l'utopie que du regret d'un passé révolu. Je pense que ces faits éclairent certains tableaux tahitiens à l'inspiration "maléfique" comme ses Contes barbares de 1892 et autres oeuvres du même genre.
J'ai photographié quelques pages de l'édition en fac-simile de Ancien Culte Mahorie réalisée par Hermann. Il y a peu de choses sur internet ou de mauvaise qualité. On peut constater l'impact profond que fut pour lui la découverte de cette ancienne religion. Après les aquarelles, il en vint à la peinture et fit les deux versions représentant Vairaumati, premiers tableaux mythologiques de Gauguin sur Tahiti. Comme il n'avait que peu de documents sur l'art et la religion mahorie (on dit maohi à Tahiti, mais j'ai gardé les mots de Gauguin), il bricola des images qui empruntaient à toutes sortes de civilisations (Egypte ancienne, monde khmer, Inde, etc). Ces représentations sont donc, faut-il le rappeler, totalement imaginaires. Du reste, Vairaumati vivant à Bora Bora, il a mis en fond de hautes montagnes qu'on ne voit nulle part à Bora Bora où il n'était pas encore allé. Un tableau de Gauguin est rarement réaliste, il s'agit le plus souvent d'une fiction plus ou moins éloignée de ce qu'il avait sous les yeux ou sur documents.

L'hôpital colonial où Gauguin fera plusieurs séjours. Merci au site Tahiti Héritage qui fait un travail de recherche iconographique des plus intéressants sur le Tahiti ancien. Cette photo vient de ce site.

Ancien Culte Mahorie, pages 12 et 13 de l'édition Hermann. A gauche un épisode de la cosmogonie tahitienne, à droite dialogue entre Fatou génie de la terre, principe masculin, et Hina, génie de la lune, principe féminin. Au premier est attribué la corruption et la mort, à la seconde comme dans beaucoup de mythologies anciennes de type matriarcal, est attribuée l'éternité par l'éternelle renaissance à l'image de la lune, allusion au cycle menstruel et à la fertilité de la femme. Gauguin représentera souvent Fatou et Hina. Les textes sont tirés de l'ouvrage de Jacques-Antoine Moerenhout.

Idem, page 14. Image étonnante suggérée par le septième ciel, "la porte de l'extrémité par où entrait la lumière".

Ancien culte mahorie, page 21.

Ancien culte mahorie, page 24. Image suggérée par l'histoire du Dieu Oro qui épousa la plus belle vahiné du monde Vairaumati. Elle vivait à Bora Bora et les soeurs d'Oro vinrent la voir en ambassade pour préparer cette union.

Ancien culte mahorie, page 46 et dernière image du cahier. Elle clôt le chapitre consacré à la nomination d'un Roi.

Ancien culte mahorie, page 31. La secte importante des Areoïs ou Arioïs rassemblait les artistes et se composait des hommes et des femmes les plus beaux qui étaient cooptés. Ces artistes, danseurs, chanteurs, musiciens, se produisaient dans toutes les îles. Les récits à leur propos ont fasciné Gauguin, artiste lui-même. Cette confrérie pratiquait une liberté sexuelle totale, mais la condition de l'appartenance à ce monde privilégié était l'infanticide. Les vahinés qui voulaient garder leur enfant étaient exclues de la secte. Gauguin rapporte donc cette pratique d'infanticide ; il savait parfaitement ce qu'il en était.

Ancien culte mahorie, page 43. Exemple de sacrifice humain dans le Tahiti ancien à l'occasion de la nomination d'un roi. AIlleurs, page 31, Gauguin écrit : "Pour plaire aux Dieux il faut des victimes humaines." II connaissait donc aussi l'existence des sacrifices humains qui sont la part d'ombre et l'envers de ce Tahiti apparemment si édénique. Sa peinture en tiendra compte. Je renvoie aux réflexions sur ce sujet contenues dans Gauguin (Fayard).


Vairaumati tei oa (Son nom est Vairaumati), 1892, Moscou, Musée Pouchkine. Ci-dessus, L'Espérance (1871-72) de Puvis de Chavannes, l'une des différentes sources de ce tableau où on reconnaît aussi l'art égyptien. Première peinture de Gauguin inspirée par la mythologie tahitienne.

Te aa no areoïs (Le germe des Aréoïs), 1892, New York, Museum of Modern Art. Seconde évocation de Vairaumati. La secte ou confrérie des Aréoïs se donnait comme descendante des amours d'Oro et de Vairaumati.

Atiti, 1892, Otterlo, Kröller-Müller Museum. Atiti ici sur son lit de mort était le fils du pharmacien et de son épouse tahitienne qui fut horrifiée par ce tableau où son fils ressemblait à un Chinois. Gauguin lui avait donné une peau jaune et il croyait faire plaisir aux parents... La toile fut mise au rancart.